mercredi 30 janvier 2013

Jardinière de neurones

Pour les premières impressions sur le Jenny's Test, tu vas encore attendre un peu lectrice.
Mais sache d'ores et déjà qu'il y a du positif. Du TRES positif!

Cependant il me paraît plus intéressant de te parler de mes gnomes en te contant un événement qui s'est passé ce matin.

Le contexte: en classe de 3ème.
Pour les besoins de l'Histoire des Arts (que les spécialistes appellent HidA), je place une semaine d'étude autour de l'affiche rouge afin de pouvoir étudier ensuite Strophes pour se souvenir d'Aragon ainsi que la lettre de Missac Manouchian à sa femme.
Je te passe les détails techniques.

Le 21 février 1944, les murs de Paris sont couverts de grandes affiches rouges qui annoncent l'exécution de 23 "terroristes" du groupe dirigé par Missac Manouchian, membre des FTP (Francs Tireurs Partisans), qui avaient organisé des actions de guérilla contre l'occupant allemand. Cette affiche est passée à la postérité sous le nom de "l'affiche rouge"


Hier nous avions travaillé sur la composition de l'affiche: couleur, forme, disposition et le message implicite lié à cette composition.

Aujourd'hui, nous avons "zoomé" sur les photos des dix hommes et surtout sur les étiquettes situées sous chaque portrait.
Les gnomes constatent que chaque nom est suivi d'une mention de l'appartenance religieuse ou politique (juif, communiste, rouge) puis de la nationalité.
J'arrête un instant l'étude afin de préciser que non, les juifs n'ont pas été les seuls à être déportés: les communistes, aussi, ainsi que les homosexuels qui ont dû porter un triangle rose comme les Juifs une étoile jaune.
C'est alors que Témignonne a levé une main hésitante pour poser cette question qui me laisse pantoise (parce que ce n'est pas la première fois que je l'entends): "Mais, madame, comment ils savaient que c'étaient des homos? Ça ne se voit pas?"
A quoi, de ma voix la plus amène, la plus douce aussi, je réponds:
"Et Juif? Ça se voit?"

La gamine a commencé une réponse:
"Ben qu'en même...."
Puis elle a hésité, gênée....

Il est des certitudes, des doutes, des questionnements que je prévois (ou que je provoque, c'est aussi ça, mon métier!).
Tu te doutes bien que ça, ça en fait partie.

Magie de l'Internet, j'appuie sur un bouton et une image apparaît qui détaille les points qui permettent de reconnaître un juif: le nez, les oreilles...............................

Aucun doute, Témignonne est mal à l'aise et la classe comprend illico où je vais et ce que je veux dire.
Soyons clair! Je ne lui en veux pas à la petite! Je fais juste le même constat chaque année: les idées préconçues ont la vie dure! Et mon boulot, c'est aussi de faire réfléchir sur ces idées-là pour les combattre!

Après quoi une belle discussion s'est engagée et le cours a pris fin.
En sortant ils avaient bien compris ce qu'est la manipulation, la force de la masse, l'instinct grégaire dans ce qu'il a de négatif.
Voila une heure qui fait chaud au coeur et qui devrait les marquer durablement.
C'est eux qui ont trouvé les réponses, tout seuls!

Au passage ils ont appris du vocabulaire tout beau tout neuf pour eux.

J'ai ce soir la certitude d'avoir fait pousser quelques neurones.....

Jardinière de neurones, c'est un beau métier non?


Et, pour mémoire, je te fais cadeau du texte d'Aragon:


Strophes pour se souvenir
Vous n'avez réclamé la gloire ni les larmes
Ni l'orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servi simplement de vos armes
La mort n'éblouit pas les yeux des Partisans

Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L'affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants

Nul ne semblait vous voir français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l'heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents

Tout avait la couleur uniforme du givre
À la fin février pour vos derniers moments
Et c'est alors que l'un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand

Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan

Un grand soleil d'hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le coeur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant


Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur coeur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant.

Louis Aragon, Le Roman Inachevé

7 commentaires:

Arsinoe la Crapaude a dit…

Beau boulot ! C'est très difficile d'aborder ces sujets en classe, notamment avec les CM (et encore plus quand tu as une classe unique avec les petits qui écoutent tout les trucs des grands...) Beau boulot,je dis ! (chuis pas inspectrice, mais quand même ^^)

Filo a dit…

Je ne connaissais pas ce texte d'Aragon, il est prenant.(et je ne connaissais encore moins le contexte, lu à cette lumière c'est terriblement poignant)
Comme dit Arsinoé, il est des sujets difficiles à traiter en classe.Bravo!

Madame Patate a dit…

Il est merveilleux ce billet !!

MamyS a dit…

Merci!
Arsinoë: je ne suis pas sûre de comprendre ce que tu écris. En ce qui me concerne j'enseigne en collège et, en l'occurence, ce texte et ce travail a été effectué avec des 3èmes.
Pour tout dire je pense que je n'aurais jamais abordé la sujet avec des CM... Si j'étais instit'!

camichka a dit…

Bonjour, je passe de temps en temps sur votre blog - nous avons les mêmes lectures internet, je crois... Et je voudrai vous remercier pour ce poème, qui m'a fait frissonner et trembler les paupières... et aussi pour ce terme de jardinière de neurones, car c'est aussi mon métier, et c'est dans ce genre d'activité que je me sens le plus à ma place. Parce qu'au bout du compte, qu'ils sachent faire un commentaire de texte dans les règles de l'art (j'enseigne en lycée), ça n'a aucun intérêt, et ils oublieront bien vite... Mais la réflexion qu'on aura fait naître, les clés pour comprendre le monde qu'on leur donne, c'est utile pour la vie !

Marnie a dit…

Bonjour, je suis arrivée là par hasard, par navigation de blog en blog. Et je suis interpellée par ce que vous appelez "histoire des arts". Je suis historienne de l'art et j'aurais aimé que l'arrivée de cet enseignement dans le secondaire offre un débouché de plus aux vrais historiens de l'art de formation (pas aux profs d'histoire ou de lettres ou d'arts plastiques à qui on confie une charge de plus alors qu'ils ont déjà fort à faire avec leur propre enseignement). Parce que l'histoire de l'art est une discipline en soit (un cursus universitaire lui est exclusivement consacré) et mérite d'être enseignée par des spécialistes (même si le capès appelé par les historiens de l'art n'a jamais été créé). J'en veux pour preuve votre témoignage. Ce que vous avez fait, c'est très bien et très intéressant, mais c'est de l'histoire s'appuyant sur un document graphique, pas de l'histoire de l'art. Ce n'est pas une critique contre vous mais contre les "décideurs" qui veulent introduire de nouvelles matières sans donner les moyens d'engager des profs spécialisés.

MamyS a dit…

@Marnie: Vous prêchez à une convaincue! Bien sûr que ce que nous faisons n'est pas de l'histoire des arts.
Pire: nous faisions ce travail (peinture, sculpture, chants, musique, spectacle vivant) pour que les élèves fassent le lien entre les arts littéraires et de représentation graphique ou autres et il a fallu que "quelqu'un" dise: mais il faut faire de l'histoire des arts....
Que j'aimerais travailler avec un(e) collègue spécialiste et qui pourrait mener la réflexion bien plus loin!